Source : Le monde - tribune - 5/10/2020
Katarina Csefalvayova, directrice du think tank Institute for Central Europe, et François Gemenne, chercheur en science politique, estiment, dans une tribune au « Monde », que le pacte européen sur la migration et l’asile, présenté le 23 septembre, n’est pas un compromis entre solidarité et responsabilité, mais plutôt entre lâcheté et cynisme.
Tribune. La Commission européenne a présenté, le 23 septembre, son « pacte sur la migration et l’asile », qui est censé proposer une nouvelle approche équilibrée entre responsabilité et solidarité. En réalité, il s’agit surtout d’une nouvelle fuite en avant : faute de parvenir à convaincre les pays rétifs à l’accueil, elle a cédé à leurs exigences.
Depuis la signature du premier règlement de Dublin en 1990, l’Europe peine à se doter d’une politique commune en matière d’asile et de migrations. En l’absence d’une telle politique, ce sont 27 régimes d’asile très différents qui cohabitent au sein d’un même espace, et la fermeture des frontières extérieures est devenue le seul horizon commun. Trente ans plus tard, le bilan est effroyable : plus de 35 000 morts aux frontières, dont déjà 621 en Méditerranée pour la seule année 2020. L’Europe est devenue la destination la plus dangereuse du monde pour les migrants et les réfugiés.
Le bilan politique est également catastrophique : depuis la crise des réfugiés de 2015-2016, les débats entre Etats membres sur cette question sont devenus toxiques, et le dossier est explosif – au point que la campagne du Brexit s’est largement appuyée sur cette débâcle européenne, en promettant aux Britanniques de « retrouver le contrôle de leurs frontières ». Le récent incendie du camp de Moria, qui abritait 13 000 personnes abandonnées à leur sort sur l’île de Lesbos, a souligné à nouveau l’urgence de sortir de cette impasse politique et humanitaire.
On attend depuis trente ans une stratégie commune
On attendait donc beaucoup du pacte sur la migration et l’asile, dont la présentation avait été avancée d’une semaine suite à l’incendie du camp de Moria. Dans son discours sur l’état de l’Union, le 16 septembre, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, avait annoncé une nouvelle approche, « humaine et compassionnelle », et la fin du règlement de Dublin, qui serait remplacé par un nouveau « mécanisme de solidarité ». Il était en effet indispensable que la Commission reprenne l’initiative sur ce dossier, où chaque crise humanitaire, chaque camp, chaque naufrage, chaque bateau en attente d’un port de débarquement, écornait davantage le projet politique européen. Il était donc salutaire que la Commission reprenne la main : on attend depuis trente ans une stratégie commune en matière d’asile et d’immigration.
Las ! Les propositions présentées mercredi 23 septembre ne constituent en rien un compromis entre solidarité et responsabilité, mais plutôt entre lâcheté et cynisme. Faute de parvenir à convaincre les pays rétifs à l’accueil des migrants et demandeurs d’asile, la Commission européenne s’est laissée dicter leur volonté. En cela, le pacte constitue un double piège pour le projet politique européen.
D’abord, plusieurs dispositions du pacte vont directement à l’encontre du droit d’asile. A l’heure où de plus en plus de démocraties n’hésitent plus à institutionnaliser des violations des droits de l’homme, il est particulièrement inquiétant de voir l’Union européenne s’engager sur la voie d’un renoncement de plus en plus marqué au droit d’asile sur son sol, qui l’a pourtant vu naître. Cette disposition contrevient directement à la convention de Genève, qui constitue la pierre angulaire du droit d’asile dans le monde.
Renoncement de taille
Ensuite, le principe de solidarité « flexible », qui permettra aux pays de choisir entre l’accueil de demandeurs d’asile sur leur sol et le parrainage des expulsions pour les déboutés, constitue à la fois un renoncement de taille aux valeurs de solidarité qui devraient fonder le projet européen, mais aussi un cadeau politique majeur aux leaders nationalistes. Nul doute que le premier ministre hongrois, Viktor Orban, aura à cœur de se porter lui-même volontaire pour aider directement aux reconduites à la frontière barbelée, suivi d’une nuée de journalistes.
Et qu’importe que ces reconduites à la frontière coûtent une fortune aux contribuables : en France, le coût par expulsion s’établit en moyenne autour de 14 000 euros. Ceci risque, par ailleurs, de devenir un argument de choix pour les nationalistes : il sera évidemment tentant de comparer le coût des reconduites au montant moyen des retraites, par exemple : dans les pays de l’Europe centrale et orientale, celui-ci est bien au-dessous de 500 euros par mois. Nul doute que Viktor Orban et consorts pourront arguer que la Commission de Bruxelles leur fait payer pour les demandeurs d’asile déboutés, alors que leurs propres citoyens n’ont souvent pas assez de moyens pour vivre dignement.
Compromis boiteux
Il existe pourtant une autre voie, qui consiste à s’appuyer sur les forces progressistes et libérales au sein de ces pays. Ces forces proeuropéennes existent, mais sont affaiblies à chaque fois que l’Europe cède du terrain aux nationalistes. Or, c’est sur ces forces que devrait s’appuyer une vraie politique commune en matière d’asile et d’immigration, qui permettrait à la fois de rapprocher les Etats membres et de faire vivre les valeurs européennes aux frontières de l’Europe. Sans un régime d’asile commun, avec des critères de protection harmonisés, un pacte sur la migration et l’asile sera voué à l’échec.
Il est encore temps : les négociations avec les Etats membres vont maintenant s’ouvrir. Mais si la Commission persiste à utiliser des recettes qui ont fait la preuve de leur échec depuis plus de vingt ans, le fossé politique se creusera davantage, et les naufrages en Méditerranée continueront. Pour l’heure, ce compromis boiteux affaiblit doublement l’Europe : il met à mal sa position de championne des droits humains, et il renforce les gouvernements nationalistes.
Katarina Csefalvayova est fondatrice et directrice du think tank Institute for Central Europe, ancienne présidente de la Commission des affaires étrangères au Conseil national slovaque.
François Gemenne est directeur de l’Observatoire Hugo à l’université de Liège et enseignant à Sciences Po. Auteur d’On a tous un ami noir (Fayard, 200 p., 17 €).