Source : Médiapart - marie cosnay - 1/10/2020
Se peut-il que l’océan, source de vie, mange les enfants ? Des bateaux et des corps ont-ils déjà disparu ainsi, sans jamais être retrouvés ? C’est un très grand malheur, qui touche 59 et 31 familles. C’est un malheur irréparable. Toutes les personnes avec qui étaient en lien les quatre-vingt dix disparus sont dans un malheur irréparable.
J’écris ce texte avec celles et ceux dont des proches ont disparu dans les déserts, en mer et dans des villes d’Europe. Je pense et j’écris ce texte avec Marga, qui m’a dit il y a quelques mois déjà, alors que nous cherchions (en vain) quelqu’un : maintenant, c’est ça, notre travail, chercher.
Maintenant, c’est ça. Comment définir ce que nous faisions, avant, avec Marga (et d’autres) ? Notre travail, en ce lieu stratégique où nous vivons, nous le concevions ainsi : faire passer les informations. Trains, bus, délais, attente, Dublin, préfectures de régions, une nuit où dormir, deux, santé, vêtements, hospitalité, telle ou telle ville, départements accueillants pour les plus jeunes. Notre travail, c’était de faire passer les informations. D’aider les personnes qui décidaient de rester ici (d’un côté et de l’autre de la frontière) à nouer à égalité des liens durables avec les habitants d’ici. Il y avait des projets ruraux, agriculture et villages solidaires. Notre travail, en une phrase : créer, d’une façon ou d’une autre, des liens.
Soudain, disait Marga, dont la réflexion, des mois après, n’a jamais été plus juste, des personnes étaient coupées. Perdues. Disparues. Et nous étions sollicitées pour les retrouver. Notre travail : chercher, avec les familles là-bas (au pays), les familles ici et les familles en route, un membre disparu.
1er octobre 2020. Deux bateaux, sortis du Sahara occidental le 23 septembre, sont encore, en plein océan, recherchés. Route des Canaries, convoi 59 et convoi 31. Des parents, des grands frères, des petits frères, sur les bateaux perdus. Les personnes concernées demandent : y-a-t-il des chances de les trouver en vie après cette longue dérive ? Se peut-il que l’océan, source de vie, mange les enfants ? Des bateaux et des corps ont-ils déjà disparu ainsi, sans jamais être retrouvés ? Les questions, les prières, pressantes. Celle ou celui qui ose dire que c’est fini se fait insulter. C’est un très grand malheur, qui touche 59 et 31 familles. C’est un malheur irréparable. Toutes les personnes avec qui étaient en lien les quatre-vingt dix disparus sont dans un malheur irréparable.
Faire du lien : nous échouons.
Les forces qui brisent sont puissantes.
Chronique de disparitions.
Entre Irun et Hendaye. Les personnes qui passent ici ont pris la route du Maroc (après en avoir essayé d’autres, parfois). C’est important, il s’agit de personnes dont les bombes n'ont pas détruit, en général, les maisons et les liens de famille, on le leur répète assez, profitant de cela pour leur refuser protection. Pourtant ils sont sur les routes, risquant tout. C’est que les guerres ont plusieurs manières. Il est impossible de distinguer, à moins de rentrer dans des comptes d’apothicaires contredits à peine on les a proposés, violences politiques, violences économiques et violences climatiques. Manquer d’eau, ou savoir interpréter les signes avant-coureurs du manque d’eau à venir, où qu’on en soit de la persécution : on se lève, on s’en va. Si les voies étaient légales, les passages sans danger, on chercherait à vivre, plus loin, la suite de son âge, sans affolement ni rupture. Avec possibilité de retour à tout moment car sans enfermement.
Avec Marga, nous cherchions une soeur, à la demande d’un frère. La jeune femme était sur un convoi, route des Canaries, départ de Dakhla, selon le frère. Le 21 janvier, elle s’est connectée, du bateau. Le numéro ne répond plus. Le frère était à ce moment-là déjà arrivé en Espagne, où il attend, depuis, sa soeur. Début 2020, avant la pandémie et le confinement, les transferts des îles Canaries à la péninsule espagnole ne se faisaient plus systématiquement. Pas de hot-spot ici, comme sur les îles grecques, bâti à coup d’accord (bancal) entre l’UE et la Turquie. Jusqu’ici, les transferts avaient lieu, de Las Palmas à la péninsule. Puis les arrivées, plus nombreuses que ces dernières années (ni à Tanger ni à Nador on ne passait plus), ont commencé à changer la donne, le covid-19 a suivi. En janvier, le frère a dû se débrouiller pour partir : payer, jouer d’un alias. Quoi qu’il en soit, il attend sa soeur à la frontière espagnole. Il imagine qu’elle est retenue sur une des sept îles, qu’elle ne sait pas se débrouiller, il pense que son téléphone ne vaut rien et que l’argent qu’elle avait, on le lui a volé. Il ne sait rien des délais raisonnables. Il ne sait pas où finit l’attente. Huit mois après (septembre 2020), il espère. Ne comprend pas. C’est quand même simple, dit-il à Marga et moi, prenez la photo et allez faire le tour des sept îles, vous allez la trouver. Ses amis me disent qu’il doit accepter la vérité. La vérité ? Si la soeur ne fait pas signe, c’est qu’elle est au fond de la mer. Quelqu’un prononce le fond de la mer. Elle est sans doute au fond de la mer. Soit elle n’est plus en vie soit elle est au fond de l’eau, me dit quelqu’un d’autre, qui a voyagé le même jour qu'elle. Alors qu’il n’y a plus d’espoir, continuer à formuler deux hypothèses. Comme deux hypothèses. On cherche l’air.
Ce sur quoi je veux insister : l’impossibilité, pour Amadou, Marga et moi, de recevoir la moindre information. Nous avons appelé les sauveteurs qui étaient sur la zone ce jour-là. Nous avons appelé et appelé et rappelé la Croix Rouge, qui nous a fait le même coup que chaque fois : d’abord ils ne peuvent pas dire, ensuite il y a quelqu’un qui dira, qui téléphonera, jamais personne ne téléphone. Nous avons appelé un collectif de Las Palmas. Qui s'étonnait : la Croix Rouge donnait aux rescapés un téléphone afin de prévenir les familles qu’ils étaient sains et saufs. Un sauveteur disait qu’ils n’avaient pas les noms des personnes sauvées, sauf s’ils avaient eu des contacts privilégiés, une autre ONG qu’ils n’avaient pas le droit de communiquer les noms, en accord avec le gouvernement espagnol, la Croix Rouge disait oui quand je demandais, plus tard, s’il y avait une liste des noms des morts identifiés, puis silence radio. Tous, Croix Rouge, collectifs, sauveteurs, tous disaient la même chose : et si la soeur n’est pas une soeur ? Et si, soeur ou pas, elle avait profité de la traversée pour couper les ponts ? Si le frère était un exploiteur ? Bien sûr, Marga et moi avions évoqué cette hypothèse. Mais hypothèse pour hypothèse, nous préférions tenter de connaître son sort. Si nous la retrouvions, elle choisirait. Il nous semblait si exceptionnel que dans un monde où tout était surveillé (empreintes, drones, militaires, garde-côtes et PAF), une soeur puisse ainsi disparaître, avec, comme épitaphe, les appels au secours d’un frère qui ne peut prouver qu’il est frère, et notre bonne conscience : peut-être fuyait-elle la domination masculine et/ou quelque réseau de prostitution.
Je n’arrivais pas à dire à Amadou : ne la cherche plus, elle est sans doute au fond de l’eau. Je ne pouvais pas penser non plus : je ne la cherche plus, elle a sans doute voulu disparaître. Frère ou pas, celui-ci était bien le seul pour qui comptait cette femme-là. Sans lui, son nom, sa photo, sa date de naissance auraient sombré dans l’inconnu, sans lui on n’aurait pas passé des heures et des heures à la chercher, passant ainsi des coups de téléphone, au Maroc, à Abidjan, aux Canaries, en Espagne, sur la péninsule.
D’autres fois, la Croix Rouge invoquait la protection des données. Il s’agissait de mineurs, on ne pouvait les exposer. Rarement (mais c’est arrivé) l’Aide Sociale à l’Enfance de France appelait les centres de mineurs en Espagne, cherchant le passé européen (l’empreinte sociale) de tel jeune, tel autre. Ne trouvait pas. On aurait dit un tas de petits poucets rêveurs enfuis. Bien sûr, dans ce cas-là, quelque chose comme de la joie : la vie est nombreuse, elle est possible, elle est libre. Les alias sont des ruses destinées à détourner les contrôles et les fixations. Après ce petit coup de romantisme, on voyait vite l’envers. Ce que justement on ne voit jamais, tellement ces voyages-là sont interdits, tellement ils interdisent. Obscurs, sombres, ils sombrent.
Quand je cherchais Ismaël à Tanger, j’allais de coup de téléphone en coup de téléphone, jusqu’au dernier, impossible : celui qui aurait pu me dire qu’il avait pris la mer - et qui ne me le dirait pas. C’était trop dangereux. Et celles.ceux qui préfèrent qu’on ne dise pas d’où partent les convois, afin qu’ils ne soient pas empêchés. Les disparus sont ainsi des sacrifices (horriblement douloureux) faits à la nécessité de la route, à sa poursuite (tant que possible, tant que l’île n’est pas devenue prison, tant que les vagues ne sont pas celles de l’hiver, tant que l’Europe ne trouve pas de militaires incorruptibles). Espace sombre où sombrer, pas d’autre choix : se faire mort (ou double, invisible, évanoui) pour vivre (revivre, revenir).
Ce jeune homme (vingt-trois ans), pas encore de situation établie ici mais cela ne tardera pas : il rappelle soudain la présence du corps de l’ami, dans la grotte du Maroc, où il attendait de boza. Le corps raide et froid du frère, de l’ami. Qui aura appris à la famille du jeune homme que tout s’est arrêté ici, dans une grotte, brusquement, par manque d’eau, par épuisement ? Ici, on n’a pas le droit de téléphoner, on se fait assez souvent déloger et violenter par les Marocains, les forces auxiliaires.
En mars 2019, en France, une circulaire du ministère de la Justice encadre la reconnaissance d’un enfant mineur par un ressortissant, père ou mère, étranger. En annexe 1 : un demandeur d’asile, muni (en toute légalité) d’un seul récépissé, ne pourra plus reconnaître son enfant. L’État civil empêche la filiation au nom du soupçon de familles fausses. Rappel de ce que faisait, de manière moins agressive bien sûr, la Croix-Rouge, quand nous cherchions la soeur d’Amadou.
Disparition, numéro 2. A la fin du mois de septembre, deux-cent quarante personnes ont quitté les côtes d’Algérie. Ils sont sans doute arrivés à Mallorca. Car on ne peut pas, n’est-ce pas, dans cette mer d’Alboran, disparaître de corps ? Ils n’ont pas, en ce début octobre, encore donné de leurs nouvelles. Croix rouge, CEAR (procédures d’asile), CIE (Centros de Internamiento de Extranjeros), confinement à l’hôpital (information trouvée dans le journal de Mallorca, diaro de Mallorca), transferts sur la péninsule : même les gens sur place ne peuvent pas dire pourquoi, une semaine après, personne n’est en mesure de donner de ses nouvelles.
Disparition, numéro 3. Parfois c’est quand on est arrivé qu’on disparaît. Loin de nous l’idée qu’on ne peut pas souhaiter disparaître, couper les ponts. N'empêche. J’ai cherché, avec Marga, pendant des mois, Alphonse. Alphonse est arrivé à Bilbao en juin 2018. Disparu un an après. Nous avons suivi sa trace, des pistes, émis quantité d’hypothèses. Nous avons retracé les fragments de sa vie avant, celle où il était people, de sa vie pendant, à Bilbao, où il l’était autant, lui avons découvert un mini scandale (c’est qu’Alphonse ne passait pas inaperçu), de nombreux liens, un enfant, des amis rivaux, nous avons été aussi surprises du silence de ceux et celles qui l’entouraient à Bilbao que peinées de la peine de ceux-là seuls qui le cherchaient encore, sa famille, même père même mère, ses tout proches - ceux-là mêmes que peut-être, nous disait-on, il préférait, pour tout un tas de raisons, oublier. Nous avons été peinées de la peine immense de ceux-là seuls qui le cherchaient encore, de leur désespoir et de leur impuissance, à Yaoundé ou à Tanger. Comment, de là, rendre justice à Alphonse ? Comment, de là, comprendre que personne, parmi les ami.e.s qui l’ont, de Tanger à Bilbao, accompagné, n’a voulu aider à chercher le disparu ? Aucune instance (police, CEAR, ambassade, etc) n’a pu donner d’information, sans doute parce qu’Alphonse, avec ces instances, pour échapper à l’expulsion, avait rusé.
Notre question commune : comment peut-on disparaître si absolument, que ce soit dans une grotte, dans les eaux, ou dans l’indifférence de ceux qui pourtant aident (la Croix Rouge dans le cas espagnol, les ONG), de ceux qui pourtant aiment (les ami.e.s d’Alphonse) ?
Il fallait (en grande urgence), prendre conscience de ce que risque (en mer, désert et villes piégeuses) une grande partie de la population mondiale, maintenue sans droit, sans nom, sans lien, à présent sans enfants reconnus, avec qui on refuse de partager la terre à habiter : la disparition.