Source : Le monde - Serge Enderlin - 25/09/2020
L’initiative de la droite populiste (UDC) demande la fin de la libre circulation avec les pays de l’UE. Cette formation politique reste la première du pays, avec près de 26 % des voix.
Ultra-agressive comme à chaque votation sur le sujet, l’affiche n’aura probablement pas l’effet escompté. On y voit un postérieur européen massif écraser le pauvre territoire helvétique fissuré, avec le slogan : « Trop c’est trop ! » Elle est signée de l’UDC (Union démocratique du centre, droite dure), le parti du tribun populiste vieillissant Christoph Blocher, qui s’est fait très discret pendant une campagne rendue par ailleurs apathique en raison de la distanciation physique. La formation pratique de la sorte depuis deux décennies : un ennemi, l’Europe ; une hantise, l’immigration. Des thématiques qui l’ont portée au sommet. Elle reste la première du pays, avec près de 26 % des voix, même si l’UDC a enregistré un léger repli lors des dernières législatives en octobre 2019.
L’initiative « pour une immigration modérée », également nommée « initiative de limitation », a été déposée par l’UDC afin que Berne puisse reprendre la main sur le contrôle des flux migratoires, en quittant les accords de Schengen auxquels la Suisse est liée. Le texte demande l’ajout d’un article 121b à la Constitution qui exclurait tout traité de libre circulation des personnes. En cas d’acceptation par le peuple, l’accord conclu en 1999 avec l’Union européenne devrait prendre fin dans un délai de douze mois. Pour l’UDC, ce serait un moyen de valider sa précédente initiative « contre l’immigration de masse », soutenue par une infime majorité (50,3 %) des Suisses le 9 février 2014, mais qui n’a jamais été mise en application.
Boom démographique
Derrière la votation de dimanche se cache surtout la question des relations avec l’Union européenne. « La main-d’œuvre suisse est souvent remplacée par des travailleurs européens moins chers, explique Céline Amaudruz, conseillère nationale (députée) du canton de Genève, et vice-présidente de l’UDC. Ce phénomène frappe toutes les catégories de la population active, y compris les diplômés des hautes écoles, mais particulièrement les salariés avançant en âge, pour lesquels un licenciement est désormais l’assurance d’un chômage de longue durée. »
Depuis deux décennies, la Suisse connaît en effet un boom démographique sans précédent, la population passant de sept à près de neuf millions d’habitants alors que le taux de natalité est en berne. De nombreux ressortissants européens sont venus s’installer et s’ajouter au flux des 300 000 frontaliers. Médecins et dentistes allemands, à Zurich. Ingénieurs en chimie français, à Bâle. Mécaniciens horlogers, français aussi, dans l’arc jurassien. Ouvriers italiens, dans tout le Tessin.
Une menace sur l’emploi, vraiment ? Il existe une autre lecture du phénomène. « La prospérité suisse ne vient pas seulement de nos innovations et de notre travail acharné, elle vient également de nos relations avec le reste du monde et de notre marché du travail ouvert. Nous gagnons un franc sur deux grâce à notre accès à l’étranger, tout particulièrement aux Etats de l’Union européenne », observe Daniela Schneeberger, conseillère nationale PLR (Parti libéral-radical, droite modérée) pour le canton de Bâle-Campagne.
Etrange paradoxe
La crise sanitaire due au coronavirus a aussi rappelé que, sans l’apport du personnel soignant étranger, surtout issu des pays de l’Union (Grecs, Espagnols, Italiens, Baltes…), les CHU n’auraient pas eu assez d’infirmiers et d’infirmières dans les étages. Bien souvent, les « héros suisses du Covid-19 » ne l’étaient pas. Au fond, dans son rapport à l’étranger, la Suisse est depuis bien longtemps une contradiction. Celle d’un pays qui aime se penser en forteresse, alors qu’il est ouvert aux quatre vents. L’UDC a su exploiter jusqu’ici cet étrange paradoxe. Mais cela risque bien de ne pas suffire cette fois.
Bruxelles a fait savoir qu’en cas de oui à l’initiative, la relation entre Berne et l’UE deviendrait ingérable
Car, à Bruxelles, la Commission européenne a fait savoir qu’en cas de oui à l’initiative, la relation entre Berne et l’UE deviendrait ingérable. Si l’accord bilatéral sur la liberté de circulation devait être dénoncé côté suisse, les six autres accords bilatéraux deviendraient automatiquement caducs, c’est ce que l’on appelle la « clause guillotine ». La menace de ce couperet a soudé toute la classe politique, de la gauche à la droite, derrière le Conseil fédéral, le gouvernement. Les derniers sondages Gfs. bern et Tamedia estiment que l’initiative ne recueillera que 33-35 % de oui, contre 63-65 % de non. Pour l’UDC, ce serait certes un revers important, mais attention à ne pas le surinterpréter comme un repli définitif du populisme alpin.
« L’immigration, l’asile et le rapport à l’Europe sont l’ADN du parti, précise Pascal Sciarini, professeur de sciences politiques à l’université de Genève. Si l’initiative n’obtient qu’un tiers des voix, ce sera une nette défaite, mais pas une déroute. Il ne faut pas enterrer l’UDC trop vite. La vérité, c’est que, dans la hiérarchie des préoccupations, les questions sanitaire et environnementale occupent désormais tout l’espace. Mais, en 2015, c’était la question des réfugiés. Elle pourrait revenir à n’importe quel moment. »