Source : Médiapart - Pascale Pascariello et Prisca Borrel (Le D’oc) - 5/6/2020
Le document, que Mediapart et Le d’Oc ont pu consulter, met en cause le mode d’interpellation dans le décès de Mohamed Gabsi, survenu le 8 avril à Béziers. L’asphyxie a été provoquée à la suite « d’un appui maintenu », « appliqué avec une force certaine » par les policiers municipaux.
Le 8 avril, Mohamed Gabsi, 33 ans, décédait après une violente interpellation par trois policiers municipaux de Béziers (Hérault) lors d’un contrôle lié aux mesures de confinement. Menotté, plaqué au sol sur le ventre, pendant plusieurs minutes, il a ensuite été transporté vers le commissariat de la police nationale à l’arrière d’un véhicule toujours menotté et sur le ventre, avec un des policiers assis sur lui. À son arrivée, inconscient, les secours n’ont pu le réanimer.
Dans le cadre de l’information judiciaire ouverte pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner par personne dépositaire de l’autorité publique » et « non-assistance à personne en péril », les premiers éléments d’autopsie viennent d’être communiqués et laissent déjà entrevoir une bataille d’expertise.
Des policiers municipaux conduisent Mohamed Bagsi dans leur véhicule, le 8 avril, Béziers. © DR.
Le 4 mai, la sœur de la victime, Houda Gabsi, a dévoilé dans Midi Libre les conclusions de l’autopsie selon lesquelles son frère est décédé par asphyxie, provoquée par les pratiques policières.
Au lendemain de cette publication, le procureur de la République de Béziers Raphaël Balland s’est empressé à son tour de rendre publiques ces informations, tout en affirmant qu’elles n’étaient que « parcellaires ».
« Il convient de faire connaître la totalité des conclusions du rapport d'autopsie qui démontrent que la recherche de la vérité sur la cause du décès est plus complexe que l'interprétation actuellement donnée par cette sœur du défunt », a-t-il tenu à préciser dans un communiqué, avant d'ajouter que le rapport de toxicologie fait état d’une « prise massive de cocaïne ».
Mediapart a pu consulter l’ensemble de ces rapports et publie des extraits que le procureur Raphaël Balland a passés sous silence. Et pour cause.
Lors de l’examen réalisé le 10 avril, les médecins légistes ont constaté (outre des stigmates liés aux tentatives de réanimation) des blessures cutanées au niveau des bras « lié[e]s à la maîtrise de l’individu ». Ces stigmates peuvent « s’intégrer soit dans un contexte de maîtrise de l’individu lors de son interpellation soit lors du transport du corps au commissariat, voire lors de manœuvres de réanimation ».
Plus grave, ils ont relevé une « compression cervicale antérieure gauche par une surface large, ayant été prolongée et appuyée à l'origine d'infiltrations musculaires », ainsi qu’une « fracture de la corne du cartilage thyroïde et contusion du nerf vague ».
Leurs observations sont accablantes : « Ces éléments sont en faveur d’un appui maintenu appliqué avec une force certaine (…) dont l’aspect fait plutôt évoquer l’application d’une surface plutôt large (genou, coude, poing…). »
Ils concluent à un « syndrome asphyxique a minima ». Ce syndrome peut être d’origine « mécanique, c’est-à-dire secondaire à l’appui prolongé en région cervicale » et « positionnel : transport de M. Gabsi en décubitus ventral [à plat ventre] ».
Sans exclure la possible prise de cocaïne et ses conséquences cardiaques, les médecins légistes précisent que le « traumatisme cervical apparaît donc avoir participé au décès ».
Pour autant, le procureur de la République de Béziers, Raphaël Balland, préfère insister sur le rapport d’analyse en toxicologie faisant état d’« une prise massive de cocaïne, d’évolution potentiellement létale en elle-même ».
Selon lui, à ce stade, rien ne permet de déterminer les origines du décès. Les résultats de l’expertise approfondie des organes, dite anatomopathologique, susceptibles de confirmer la mort par asphyxie, ne devraient pas être rendus avant le 15 juillet.
Dans l’attente de ce rapport, l’avocat de la famille de Mohamed Gabsi, Jean-Marc Darrigade, déplore que « la sœur de la victime ne puisse avoir accès au dossier, n’étant pas une “priorité”, comme cela lui a été signifié et alors même qu’elle est partie civile. Ce type d’argument est très étonnant alors même que dans d’autres affaires tout aussi sensibles, les juges d’instruction laissent aux victimes l’accès au dossier ».
Contactée par Mediapart, Houda, la sœur de Mohamed Gabsi, ne décolère pas. « Ils tentent encore de dissimuler les causes du décès en mettant en avant sa prise de cocaïne. Ses problèmes de dépendance ne sont pas nouveaux. Mais qui lui a fracturé la thyroïde ? », interroge-t-elle.
À 40 ans, cette serveuse consacre désormais tout son temps à faire « en sorte que justice soit faite. Le premier combat ça a été contre les présentations calomnieuses faites sur mon frère dans la presse. On l’a présenté comme un drogué, un SDF, un voleur. Certes, il a eu des problèmes avec la justice et avait une dépendance à la cocaïne, mais est-ce une raison pour être tué lors de son interpellation ? »
Elle rappelle que son frère serait resté près de neuf minutes menotté, allongé, avec un policier assis sur lui. « Dans le véhicule de police, il ne dormait pas, contrairement à ce qu’ont affirmé ces policiers, mais il agonisait sans qu’aucun ne lui vienne en aide. Au contraire, l’un des trois policiers continuait de faire pression sur lui. C’est abominable d’imaginer les conditions dans lesquelles il est mort », raconte-t-elle.
Diagnostiqué schizophrène à l’âge de 14 ans, Mohamed était suivi médicalement. « Les policiers savaient qu’il était vulnérable et le connaissaient bien. Leur attitude est d’autant plus inacceptable. C’est la police municipale qui a tué mon frère. J’assume ce que je dis et cela au regard des conclusions de l’autopsie. Je n’ai plus de doute et j’irai jusqu’au bout », proclame la jeune femme.
Sonia, l’un des témoins clefs de l’affaire, a filmé une partie des faits. « J’ai entendu des cris et lorsque je me suis penchée à ma fenêtre, j’ai vu cet homme menotté, maintenu sur le ventre par plusieurs policiers alors qu’il ne protestait pas », explique-t-elle auprès de Mediapart.
Choquée par la violence de l’interpellation de Mohamed Gabsi, elle décide de prendre son téléphone et d’enregistrer la suite lorsque « l’un des policiers a ordonné à l’un des voisins d’éteindre son téléphone. Je me suis dit qu’on était libres et que c’était mon droit de le faire et mon devoir », raconte-t-elle.
Depuis le début de l’affaire, les témoignages des trois policiers municipaux mis en cause ne concordent pas avec ceux du voisinage. Alors qu’ils ont affirmé avoir eu des difficultés à faire entrer Mohamed Gabsi dans leur véhicule, ils ont indiqué au parquet que l’un d’eux s’était assis sur les fesses de la victime pour tenter de le contenir à l’arrière malgré la position ventrale et les menottes.
Sonia garde en mémoire les mots de Mohamed Gabsi : « “Au secours, à l’aide, ils veulent me tuer.” Il était entre les mains de la police censée le protéger. Et en fait, on assistait à son décès. Lorsqu’ils ont fermé la porte de leur véhicule, ils ont forcé parce qu’une partie de son corps dépassait mais il ne réagissait plus. »