Source : Mediapart - Mathilde Mathieu et Emmanuel Riondé - 1/7/2019
Le gouvernement veut s’attaquer à une « anomalie » : les Géorgiens sont devenus les premiers demandeurs d’asile en France. D’après nos informations, un charter a ainsi décollé, vendredi 28 juin, en direction de Tbilissi, avec des enfants à bord, enfermés la veille en rétention. Une opération dénoncée sur le fond par plusieurs associations. Et qui se révèle un fiasco pour l’administration.
C’est la nouvelle priorité de Christophe Castaner, sinon son obsession, en matière d’expulsions : renvoyer un maximum de Géorgiens d’où ils viennent. En 2019, les ressortissants de ce pays démocratique du Caucase sont en effet devenus, étonnamment, les premiers demandeurs d’asile en France, loin devant les Syriens ou les Soudanais, avec plus de 4 000 dossiers déposés sur les cinq premiers mois de l’année.
Pour s’attaquer à cette « anomalie », le gouvernement a ainsi dégainé, vendredi 28 juin, un Boeing 737.
D’après nos informations, le ministère de l’intérieur avait planifié, ce jour-là, un charter (ou « vol groupé » dans le jargon de l’administration) à destination de Tbilissi, la capitale de la Géorgie, d’un caractère et d’une envergure exceptionnels.
D’après un document interne au ministère obtenu par Mediapart, la police aux frontières avait en effet projeté, au départ de Toulouse, d’embarquer quelque 90 personnes « en situation irrégulière », pour la plupart déboutées de l’asile par l’Ofpra (l’office français chargé d’attribuer le statut de réfugié), mais pour certaines en attente de la décision d’appel. Sur la liste des passagers : 42 enfants, adolescents ou nourrissons.
Daté du 20 juin, ce « plan de travail » initial montre la profusion des moyens mobilisés pour l’occasion, outre les forces de police et de gendarmerie : 6 préfectures, 2 centres de rétention administrative (CRA), ainsi qu’une « cellule d’appui » spéciale à Paris, « armée » pour coordonner cette coûteuse initiative. Le tout avec le soutien de Frontex, l’agence de garde-frontières de l’Union européenne.
Sur l’ensemble des personnes visées, souvent assignées à résidence depuis des semaines, une bonne partie devait être interpellée vendredi matin sur leur lieu d’hébergement, ou lors de leur « pointage » chez les forces de l’ordre.
Mais surtout, il était prévu qu’une dizaine de familles avec enfants, pour lesquelles les préfectures avaient jugé le risque de « fuite » plus aigu, soient placées la veille en centres de rétention (ces lieux de privation de liberté proches des aéroports où l’administration enferme les personnes en situation irrégulière jusqu’à 90 jours pour faciliter leur « éloignement »).
Christophe Castaner, pourtant, avait assuré devant l’Assemblée nationale, le 25 juin dernier, que la rétention de mineurs devait « rester exceptionnelle » et se faire « au cas par cas ». En l’occurrence, c’est une dizaine d’enfants, d’un seul coup, que ses services avaient projeté d’envoyer avec leur famille derrière les grilles du CRA de Toulouse-Cornebarrieu, en pleine canicule.
Le ministre n’avait-il pas affirmé, par ailleurs, que les mineurs devaient être enfermés dans « des lieux spécialisés », c’est-à-dire des chambres familiales adaptées ? En l’espèce, une « transformation » de zones femmes en « places famille » était programmée sans plus de formalités, quitte à séparer ainsi les pères de leur progéniture.
« Rien ne saurait justifier l’enfermement d’enfants en rétention, insiste David Rohi, responsable du sujet au sein de l’association de défense des droits des étrangers. Or, au lieu de respecter l’intérêt supérieur de ces enfants en mettant un terme à cette pratique, les autorités font [ces derniers mois – ndlr] une accélération sans précédent. »
Ainsi, sur le seul CRA de Haute-Garonne, 35 enfants seraient « déjà passés depuis le début de l’année, affirme Elsa Putelat, qui travaille sur place pour la Cimade. Soit plus que pour toute l’année 2018 ». Depuis Paris, sa collègue Maryse Boulard ajoute : « Simple facilité logistique pour la police, ces enfermements sont contraires à l’intérêt supérieur de l’enfant. Même pour une courte durée, les psychiatres sont formels : c’est traumatisant, ça peut engendrer des troubles physiques ou psychiques, une perte de confiance des enfants envers leurs parents qu’ils voient menottés comme dans une prison. »
Même des députés LREM avaient réclamé la fin de la rétention des enfants l’an dernier, dans la droite ligne de recommandations formulées par des autorités administratives indépendantes (le Défenseur des droits, la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté), etc. À l’époque, Gérard Collomb avait balayé en promettant à la majorité un groupe de réflexion…
Présent vendredi au CRA, en même temps qu’une députée de La France insoumise, Bénédicte Taurine, un journaliste de Mediapart a pu croiser Mme K., 49 ans, sur le point d’embarquer vers la Géorgie, présente avec sa fille de 22 ans, enfermée elle-même avec un bébé de 14 mois, et une seconde fille de 13 ans, handicapée. D’après Mme K., elles n’avaient « aucune maison ni famille pour les accueillir » à Tbilissi. Deux autres familles (un couple et une femme seule) étaient également présentes dans les murs avec leur enfant, éloignés eux aussi vendredi.
Pour le ministère de l’intérieur, il s’agit-là de répliquer, vite et fort, à « une demande d’asile géorgienne indue », jugée suffisamment inquiétante pour que Christophe Castaner soit allé, en mai dernier, en parler avec la présidente de Géorgie elle-même.
Éloignements forcés : 14 000 euros par personne en moyenne
Il faut rappeler que les Géorgiens, depuis 2017, sont dispensés de visa pour pénétrer dans l’espace Schengen, et notamment en France – à condition de disposer d’un billet aller-retour, de justifier d’un motif (tourisme, visite familiale, etc.).
Or, aux yeux du gouvernement, beaucoup trop de ces ressortissants sollicitent ensuite l’Ofpra et bénéficient alors du soutien matériel prévu pour les demandeurs d’asile en attente de réponse (hébergement, allocation, etc.), alors que le taux d’acceptation de leurs dossiers ne dépasse pas 5 % (données 2018). La Géorgie figure en effet sur la liste des pays dits « d’origine sûrs » (établie par l’Ofpra), ces États dans lesquels, selon le ministère, « n’est jamais recouru à la torture, à la persécution, ni à des peines ou des traitements inhumains ou dégradants ».

Pour la place Beauvau, la France serait donc confrontée à un détournement de la procédure d’asile. « Cette demande d’étrangers qui ne sont pas réellement en demande de protection pèse très lourdement sur notre système d’accueil, gronde un cadre du ministère de l’intérieur, évoquant aussi le cas plus ancien des Albanais. En 2018, [ces derniers] étaient la première nationalité recensée dans les CADA [centres d’hébergement pour demandeurs d’asile – ndlr], pendant qu’on laissait à la rue des Soudanais… Le système d’asile n’a pas vocation à fonctionner comme ça. »
Et le haut fonctionnaire d’insister : « Ces conditions d’accueil [hébergement, etc.] associées aux longs délais de traitement des demandes, délai qui était de 440 jours en moyenne pour les Géorgiens en 2018, c’est un facteur d’attraction vers la France. D’autres pays de l’UE qui examinent les demandes des pays d’origine sûrs en quelques jours n’ont pas ce problème de Géorgiens. » L’Ofpra (office théoriquement indépendant) est d’ailleurs prié de mettre ces requêtes sur le haut de la pile et de les trancher désormais en quelques semaines. Le ministère, lui, se charge d’affréter des Boeing pour envoyer un « signal ».
Pour nombre d’associations, s’il faut « désemboliser le système » (expression chère au ministère), c’est plutôt en revoyant le nombre de places en CADA à la hausse, invariablement inférieur à celui des demandeurs d’asile enregistrés en France, et ce depuis des années.
Surtout, la Cimade, la Ligue des droits de l’homme (LDH) et le Syndicat des avocats de France (SAF) dénoncent le fait que plusieurs personnes visées vendredi (dont Mme K. semble-t-il), certes déboutées par l’Ofpra, avaient saisi la cour nationale du droit d’asile (CNDA), juridiction d’appel. Il leur restait donc un espoir, sinon une chance – en 2018, un quart des protections accordées aux demandeurs d’asile géorgiens l’ont été en appel.
Mais depuis la « loi Collomb » de l’an dernier, l’appel n’est plus « suspensif » pour les requérants issus des « pays d’origine sûrs » : à peine le verdict de l’Ofpra tombé, les préfets peuvent entrer en action.
« Cette réforme prive les demandeurs des “pays d’origine sûrs” d’un droit de recours effectif ! », s’indigne Me Sophie Mazas, avocate de familles ciblées vendredi, présidente de la LDH dans l’Hérault et membre du SAF. Dans un communiqué, ces organisations locales sont allées jusqu’à dénoncer une « rafle ».
« La police a tenté d’interpeller certains de mes clients alors qu’ils venaient pointer, assure Me Mazas. Alors que notre recours contre leur “obligation de quitter le territoire français” était pendant. Heureusement qu’on a fait le forcing et qu’ils ont pu repartir, parce qu’on a gagné quelques heures plus tard devant le juge. C’est la première fois que je vois ça en quinze ans ! Encore un peu et ils étaient dans l’avion… » Sollicitée, la préfecture de l’Hérault n’a pas répondu à nos questions.
D’autres familles, qui avaient senti le vent tourner, ont de leur côté pris la fuite en amont. Interrogé à moult reprises vendredi et lundi sur la réussite ou non de l’opération, pour savoir combien de personnes exactement ont effectivement atterri à Tbilissi vendredi soir, le ministère de l’intérieur ne nous a livré aucun chiffre.Depuis son siège en Pologne, Frontex a finalement eu moins de pudeurs et/ou une autre culture de la transparence : seuls sept adultes et six mineurs « ont été retournés en Géorgie », répond l’agence. Soit un fiasco pour l’administration, au regard des objectifs et des moyens engagés.
Dans un rapport spécial rendu public le 5 juin, les députés Jean-Noël Barrot (Modem) et Alexandre Holroyd (LREM) viennent ainsi d’estimer le coût global d’un éloignement forcé à 14 000 euros par personne (en moyenne), soit 468 millions d’euros dépensés en 2018 par la France (« le pays européen qui a le plus recours à l’enfermement des personnes étrangères »).
Et ces deux élus de la majorité présidentielle ne se privent pas de comparer avec le coût d’un « retour aidé » (soit volontaire) : moins de 4 000 euros. Ils recommandent au gouvernement d’en faire « la promotion ».
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