Source : Le Monde - Collectif - 16/1/2019
La « machine meurtrière » du régime d’Omar Al-Bachir est une cause importante des migrations africaines vers l’Europe, alors même que celle-ci subventionne la garde des frontières du pays, s’indignent, dans une tribune au « Monde », trois spécialistes du Soudan.
Tribune. Tel le battement d’ailes du papillon, la révolte qui gronde au Soudan depuis la fin décembre 2018 peut entraîner de graves conséquences dans l’est de l’Afrique, puis vers les rivages européens. Le président soudanais, Omar Al-Bachir, au pouvoir depuis trente ans, a répondu au grand soulèvement populaire par des balles réelles qui ont fait une quarantaine de morts, selon Amnesty International, et par de nombreuses arrestations de manifestants et de figures de l’opposition.
Ce régime auquel l’Europe, et donc la France, attribue depuis 2014 une aide pour la garde des frontières du pays, est en fait l’une des principales sources des migrations illégales d’Afrique. A la misère du peuple, tous les produits de base ayant augmenté massivement, s’ajoutent l’absence de démocratie et le massacre des civils dans les zones de conflit. Tout contribue à faire fuir les populations vers l’Europe.
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Omar Al-Bachir, un général islamiste, a renversé en 1989 le gouvernement démocratiquement élu de Sadiq Al-Mahdi par un coup d’Etat militaire. Il a mené une lutte sans merci contre le peuple soudanais dans chaque coin du pays. Il a relancé la guerre au nom du « djihad » pour l’islamisation du sud du pays, peuplé surtout de chrétiens et d’animistes. Ce conflit a coûté deux millions de vies et n’a pris fin qu’en 2005.
Mandats d’arrêt de la CPI
En 1995, il enchaîne avec l’arabisation de la région de Darfour où vivait jusque-là une population autochtone majoritairement non arabe, dominée par les Four, les Zaghawa et les Massalit. Il divise ce territoire situé dans l’ouest du pays en trois Etats où les autochtones deviennent minoritaires, dépossédés de leurs terres, de leurs droits historiques au profit des nomades et des colons arabes qu’il est allé chercher jusqu’au Tchad. Puis, il déchaîne les milices janjawids pour mater la révolte des Masalit et des autres groupes autochtones touchés par cette injustice.
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C’est le début de la triple guerre meurtrière que l’armée et les milices vont mener au Darfour, d’abord contre les populations civiles non arabes, puis contre les groupes armés issus de ces populations et enfin contre les soldats de maintien de la paix de l’Union africaine et des Nations unies, censés protéger les civils. Le conflit, encore en cours, a fait plus de 300 000 morts et a valu au président dictateur et à d’autres dirigeants soudanais des mandats d’arrêt internationaux délivrés par la Cour pénale internationale (CPI), pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide.
Dans l’est du pays, l’armée soudanaise a aussi commis des exactions contre le peuple du Béja, qui revendiquait une meilleure redistribution des richesses. Plus de vingt ans de belligérance se sont soldés par des déplacements forcés, des routes et des terres infestées de mines et des attaques contre les civils. Ensuite, ce fut le tour des monts Nouba, dans le Karkofan du Sud, et du Nil Bleu.
Les familles des migrants rançonnées
Faire la guerre au peuple est la raison d’être de ce régime qui consacre 78 % du budget national aux dépenses militaires et de sécurité alors que la rente pétrolière s’est tarie avec l’indépendance du Sud Soudan. Si l’on ajoute à cela la corruption rampante et la mauvaise gestion des ressources, il ne reste que des miettes pour subvenir aux besoins fondamentaux de plus de 40 millions d’habitants. Cette politique ne laisse aucune chance au développement du pays et explique le durcissement des mouvements de protestation contre la hausse vertigineuse du prix des produits de première nécessité.
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En 2013, plus de 200 manifestants ont été tués par les forces de sécurité en toute impunité. Asphyxiés économiquement et privés de leur dignité et des libertés fondamentales, les Soudanais continueront à risquer leur vie pour sortir de l’enfer des prédateurs islamistes. L’Institut néerlandais Clingendael a publié récemment un rapport, intitulé Dommage multilatéral, qui montre bien que la poursuite des conflits au Darfour, au Kordofan du Sud et au Nil Bleu et le déficit démocratique ont largement contribué à l’augmentation du nombre de Soudanais fuyant ces régions d’abord vers la Libye, puis vers l’Europe.
Le rapport a aussi établi que la garde des frontières soudanaises avec la Libye a été confiée aux Forces de soutien rapide, qui ne sont autres que les milices janjawids, connues pour les atrocités commises au Darfour et qui mènent un double le jeu. D’une part, elles reçoivent une aide européenne. D’autre part, elles demandent des rançons aux familles des migrants qu’elles torturent. Elles prétendent aussi les arrêter alors qu’elles les escortent souvent jusqu’en Libye, en collaboration avec des acteurs libyens.
C’est l’envers de la politique migratoire européenne d’externalisation des frontières basée sur la collaboration avec un régime hors la loi. Les millions d’euros des contribuables européens versés aux pires criminels d’Afrique favorisent la migration qu’ils sont censés bloquer. Ils contribuent aussi à maintenir au pouvoir le seul chef d’Etat en exercice recherché par la justice internationale.
Il est temps pour l’Europe, et particulièrement la France, de soutenir fermement les démocrates soudanais et de les aider à se frayer un chemin vers un avenir meilleur où ce tyran et sa machine meurtrière n’auront pas de place.
Les signataires : Aicha El-Basri (ancienne porte-parole de la Mission des Nations unies au Darfour), Dr Jacky Mamou (président du collectif Urgence Darfour), Rashid Saeed (président de l’ONG Espoir, d’ici et d’ailleurs).